X
UN OFFICIER MODÈLE

Sir Edmund Pomfret, debout à l’arrière de sa spacieuse cabine de jour, se tenait soigneusement à l’écart des rayons du soleil ardent qui pénétraient par les fenêtres d’étambot. Solidement campé sur ses jambes, les bras croisés en travers de la poitrine, il tournait le dos à Bolitho et ne bougea pas d’un cheveu tandis que ce dernier lui faisait son rapport ; il était impossible de lire ses humeurs sur son visage.

L’Hyperion s’était présenté avant l’aube devant Cozar et avait couvert l’entrée des vaisseaux de transport ; la frégate Harvester, sévèrement endommagée par la bataille, l’avait à son tour précédé dans les eaux du port naturel ; puis le deux-ponts était venu jeter l’ancre au pied de la forteresse. Bolitho s’attendait plus ou moins à être convoqué sans délai à bord du Tenacious mais, pour quelque raison qui lui appartenait, Pomfret avait attendu les sept coups de cloche du quart du matin avant de faire hisser ce bref signal : « Commandant convoqué à bord immédiatement ».

Bolitho allait achever le récit du combat qu’ils avaient engagé pour défendre son convoi quand il sentit ses forces l’abandonner ; son immense fatigue le terrassa comme sous l’effet d’une drogue, il entendait résonner ses propres mots avec un étrange détachement, comme s’il écoutait parler quelqu’un d’autre.

Pomfret ne lui avait pas offert de siège. Un autre homme assistait à leur entretien : un colonel de l’armée au visage rubicond, que Pomfret lui avait brièvement présenté comme sir Torquil Cobban, l’officier commandant les troupes campant à Cozar. Pomfret était lui aussi resté debout : en dépit de ses jambes largement écartées et de ses épaules immobiles, il semblait énervé et irritable.

— Ainsi, vous avez perdu le Snipe ! coupa soudain l’amiral.

Bolitho releva l’accusation d’un ton las :

— Si j’avais eu un autre navire d’escorte, les choses se seraient déroulées différemment, monsieur.

Pomfret secoua la tête avec impatience :

— Si ceci… Si cela ! Je n’entends que ça du matin au soir !

Il se calma un peu pour ajouter :

— Et vous, quelles sont vos pertes ?

— En tout, seize morts et vingt-six blessés, monsieur. Ces derniers devraient, pour la plupart, s’en sortir.

— Hmmm…

Pomfret se tourna avec lenteur et s’avança jusqu’à sa table sur laquelle était déployée une immense carte en couleur, et avec une certaine désinvolture poursuivit :

— Je vous aurais encore attendu quelques jours, puis j’aurais appareillé avec ou sans vos renforts.

Il décocha à Bolitho un regard inquisiteur :

— J’ai reçu des nouvelles de lord Hood. Ses forces ont débarqué à Toulon ; j’ai ordre de capturer Saint-Clar.

— Bien, monsieur.

Bolitho avait attendu cette nouvelle avec impatience mais, à présent, il en éprouvait un curieux sentiment de déception. Se sachant observé par Pomfret et le colonel, il s’appliqua à remettre de l’ordre dans ses pensées.

— Désirez-vous, monsieur, demanda-t-il, que je rouvre mes négociations avec Saint-Clar ?

Pomfret fronça les sourcils :

— Certainement pas. Je ne suis pas resté les bras croisés pendant votre absence. J’ai les choses bien en main, soyez-en sûr.

Il eut un sourire fugace à l’adresse du colonel :

— Les Grenouilles n’ont qu’à bien se tenir à présent, n’est-ce pas ?

Pour la première fois, le colonel Cobban prit la parole. Il avait une voix sonore et rauque, et la manie de souligner chacun de ses mots en tapotant du bout des doigts la veste écarlate de son impeccable uniforme :

— Oui, parbleu ! Le général Carteau fait mouvement vers Toulon, nos nouveaux « alliés » de Saint-Clar n’ont pas le choix : il faut qu’ils nous appuient.

L’idée semblait le réjouir. Pomfret approuva d’un signe de tête :

— Maintenant, Bolitho, je veux que vous vous prépariez à prendre la mer sans délai.

— Les réparations sont bien avancées, monsieur. Pendant les quatre jours qui ont suivi la bataille, nous avons achevé tous les travaux de matelotage ; quant à la charpente, c’est en bonne voie.

Pomfret, qui regardait sa carte, ne vit pas Bolitho changer de visage. Ces quatre jours… Malgré tous les efforts qu’il faisait pour y échapper, les souvenirs lui revenaient en foule : il avait espéré que l’arrivée du convoi à bon port, la perspective d’une action imminente et les préparatifs fébriles pour remettre son vaisseau en état de combattre effaceraient de sa mémoire ces quatre brèves journées, jusqu’à ce qu’elles s’estompent et cessent de le tourmenter. Il revoyait à loisir le visage de la jeune fille se dessiner devant ses yeux : elle l’avait longuement écouté parler de son navire tandis que, appuyés coude à coude à la rambarde de dunette, ils regardaient les matelots et les charpentiers réparer les dégâts et nettoyer toute trace de la bataille.

Le second soir, juste avant le coucher du soleil, il s’était promené avec elle sur le passavant et lui avait détaillé le réseau compliqué des drisses et des manœuvres, ressort caché de la puissance du navire.

A un moment, elle l’avait interrompu d’une voix douce :

— Merci de m’expliquer tout cela. A vous entendre, j’ai l’impression que ce bateau est vivant.

Sans ennui ni ironie, mais réellement passionnée, elle l’avait écouté donner vie, au fil de ses explications, à son navire – propos naturels pour lui car cette vie-là c’était bien la seule qu’il connût, la seule qu’il comprît. Sans le savoir, elle avait mis le doigt sur la vérité :

— Cela me fait plaisir que vous voyiez l’Hyperion ainsi, avait-il répliqué.

Désignant d’un geste les silhouettes obscures des canons sous le passavant, il avait poursuivi :

— Souvent, les gens voient passer un navire comme celui-ci au large ; rarement ils pensent à ceux qui servent à son bord.

Il avait regardé un instant le gaillard d’avant désert et avait eu une pensée pour tous ceux qui l’avaient précédé à bord de l’Hyperion, et ceux qui lui succéderaient :

— Ici, un homme est mort. Là, un autre a peut-être écrit des poèmes. Vous savez, lorsqu’ils s’engagent, ce ne sont encore que des enfants, ils s’étonnent de tout ; ils grandissent, puis deviennent des hommes et ils sont toujours à l’ombre du même jeu de voiles.

Il avait reposé sa main sur la lisse de pavois :

— Vous avez raison, ce n’est pas qu’un tas de bois !

Un autre soir, ils avaient dîné ensemble en tête à tête dans sa cabine et elle lui avait de nouveau arraché de longues confidences ; il lui avait parlé de sa demeure en Cornouailles, de ses voyages et des navires qu’il avait vus et à bord desquels il avait servi.

Au fur et à mesure que les nautiques se succédaient sous la quille de l’Hyperion, tous deux sentirent que leur bien-être partagé, leur connivence faisait place à un sentiment d’une force toute nouvelle. Ils n’en dirent mot, ni l’un ni l’autre mais, les deux jours suivants, s’évitèrent, préférant ne se voir qu’en présence de tiers.

A peine l’ancre de l’Hyperion fut-elle mouillée qu’une chaloupe se rangeait le long du vaisseau ; le lieutenant Fanshawe se présenta : Pomfret l’envoyait chercher Mlle Seton. Vêtue de la même robe verte qu’elle portait la première fois que Bolitho l’avait vue, elle était montée sur la dunette et observait la sinistre forteresse et les collines dénudées à l’entour.

Bolitho avait remarqué que tous les hommes, debout sur les passavants ou affairés dans le gréement, la regardaient ; un voile de tristesse s’était abattu sur tout le navire. Les officiers mariniers eux-mêmes manifestaient une mansuétude inhabituelle dans leur façon de pousser les matelots au travail ; comme le reste de l’équipage, ils avaient regardé la jeune fille serrer bravement les mains tendues des officiers rassemblés et donner à son frère un baiser sur la joue.

Bolitho avait adopté son ton officiel des grands jours :

— Vous nous manquerez. A tous.

Du coin de l’œil, il avait vu Gossett approuver de la tête :

— Je suis navré que les circonstances vous aient fait tant souffrir…

Et il n’avait su qu’ajouter.

Troublée, elle l’avait dévisagé avec confusion, comme s’il lui avait fallu voir Cozar pour prendre pleinement conscience que son voyage touchait à sa fin.

— Merci, commandant, avait-elle enfin conclu. Vous avez bien pris soin de moi.

Du regard, elle avait fait le tour de tous les visages silencieux :

— Jamais je n’oublierai ce voyage.

Puis, sans un coup d’œil en arrière, elle était descendue dans la chaloupe.

Bolitho s’arracha en sursaut à ces tendres souvenirs : Pomfret parlait.

— … et je compte sur vous pour remplacer les pertes de votre équipage avec des survivants du Snipe ; s’il vous en manque encore, servez-vous auprès des capitaines des transports.

— A vos ordres, monsieur.

Il s’efforça de se concentrer sur les innombrables détails qui restaient encore à régler. Dalby était mort, il avait promu Caswell lieutenant par intérim pour que son carré des officiers fût au complet. C’est ainsi que les choses se passaient dans la Navy : un homme mourait, un autre gravissait un échelon.

Plusieurs blessés graves devaient être débarqués, ou transbordés sur un transport où l’on pourrait les soigner convenablement. Il lui fallait de la poudre, il lui fallait des boulets, et tant d’autres choses.

Cobban se leva en faisant bruyamment grincer ses bottes bien cirées. Il était très grand : Pomfret semblait minuscule à côté de lui.

— Bien, je vais me retirer, dit-il. Je dois donner ordre à mes officiers d’achever les préparatifs. Si nous devons prendre Saint-Clar le 5, il faut que tout soit prêt.

Il réajusta son sabre et fronça les sourcils :

— Ensuite, septembre sera plus frais : le temps se prêtera mieux aux déploiements d’infanterie, n’est-ce pas ? De toute façon, mes troupes feront ce qu’on leur dira de faire.

Les lèvres pincées du colonel étaient éloquentes : Bolitho imaginait aisément qu’il ne devait pas avoir grand égard pour ses officiers, sans parler de ses simples soldats.

Pomfret attendit que Cobban fût sorti pour ajouter d’un ton exaspéré :

— Quelle poisse que ces soldats ! Mais, vu les circonstances…

Il effleura la carte avant de demander :

— J’imagine que Mlle Seton était en sûreté pendant… euh… la bataille ?

Peut-être Bolitho prenait-il les choses trop à cœur, ou encore était-il le jouet de sa fatigue, mais Pomfret lui semblait tendu et même méfiant.

— Oui, monsieur, répondit Bolitho.

Il baissa les yeux et lui revinrent les images de ces silhouettes nues hurlant dans le faux-pont, les lanternes qui oscillaient de tous côtés et la jeune fille avec sa veste et ses hauts-de-chausses éclaboussés de sang.

— Bien, approuva Pomfret. Très bien, je suis ravi de l’apprendre. Je lui ai réservé un appartement dans le fort. Cela fera l’affaire jusqu’au…

Il ne termina pas sa phrase, c’était d’ailleurs inutile.

— Mes charpentiers, observa platement Bolitho, ont improvisé quelques meubles. J’ai pensé que cela pourrait rendre plus agréable le séjour de Mlle Seton dans le fort.

Pomfret, interdit, le toisa sans mot dire plusieurs secondes :

— C’est aimable à vous ! Fort aimable ! Oui, faites-les livrer si vous le désirez.

Il s’avança jusqu’aux fenêtres et ajouta rapidement :

— Nous levons l’ancre le premier du mois. Faites en sorte d’être prêt.

Il regarda le transport à coque noire mouillé à l’avant des autres vaisseaux d’avitaillement :

— Racaille ! Les bas-fonds de Newgate, j’imagine. Mais cela nous suffira pour le travail qu’il nous reste à fane ici.

Puis, sans se retourner, il le congédia :

— Vous pouvez disposer, Bolitho.

Ce n’est qu’une fois dehors, sous la lumière aveuglante du soleil, que Bolitho mesura subitement l’attitude stupéfiante de Pomfret : il n’avait pas eu un seul mot pour les féliciter, lui et ses hommes, d’avoir convoyé les précieux navires de transport et sérieusement endommagé leurs deux assaillants ; ça, c’était typique de Pomfret, se dit-il amèrement. Pour un homme comme lui, ce qu’ils avaient eu à souffrir était dans l’ordre des choses. En revanche, s’ils avaient échoué, il ne se serait pas privé de faire des commentaires : Bolitho imaginait sans mal ce qu’aurait été, dans ce cas, l’accueil de son chef d’escadre.

Il descendit la coupée en silence et s’installa dans la chambre d’embarcation ; la yole déborda et, tandis que les avirons plongeaient et remontaient dans un ample mouvement d’ailes, il repensa à Dalby et à la tristesse désespérée de ses derniers mots. Le démon du jeu ! Cette malédiction avait poussé plus d’un officier au désespoir. On voyait fréquemment des marins comme Dalby, qui après des mois et des mois sans descendre à terre, toujours au milieu des mêmes visages et séparés des hommes qu’ils commandaient par les rigueurs de la discipline, en venaient à jouer et à perdre tout ce qu’ils avaient sur une seule carte retournée. Au début, ce n’était qu’un passe-temps innocent, puis ils se laissaient peu à peu dévorer : les perdants s’acharnaient à couvrir leurs pertes et finissaient par miser des sommes qu’ils ne possédaient plus.

Bolitho connaissait bien les dangers de pareil comportement. Son propre frère avait brisé le cœur de leur père en désertant la Navy après avoir tué en duel un officier, à la suite d’un différend ridicule sur une dette de jeu.

Brusquement, il s’arracha à ses pensées et ordonna d’un ton sec :

— Pousse jusqu’au transport, là-bas !

Allday leva les yeux vers lui :

— L’Erebus, commandant ?

Bolitho approuva d’un signe de tête :

— C’est là que sont les survivants du Snipe.

Allday laissa un peu filer la barre et ne dit mot. Ce n’était guère la tâche d’un officier supérieur d’aller en quête d’éventuelles recrues, et les survivants n’étaient qu’une poignée, mais Allday connaissait bien son commandant : Bolitho était profondément perturbé. Quand il était dans cet état d’esprit, mieux valait rester coi.

Le capitaine de l’Erebus attendait en l’occurrence la visite de Bolitho ; son visage bronzé se fendit d’un large sourire de bienvenue :

— Je tenais à vous remercier, commandant !

Il étreignit la main de Bolitho et la secoua sans merci :

— Vous avez sauvé mon navire ! Je n’ai jamais rien vu de semblable ! Quand votre vieil Hyperion a viré de bord sous le beaupré des Grenouilles, j’ai bien pensé que c’en était fait de vous !

Bolitho le laissa poursuivre plusieurs minutes, puis coupa court :

— Merci, capitaine. A présent, je n’ai pas besoin de vous dire ce qui m’amène, n’est-ce pas ?

— Certes ! approuva le capitaine de l’Erebus. Hélas, je n’ai à bord que six hommes et un officier en état de reprendre du service. Il y en aurait bien trois autres, mais je ne leur donne pas une semaine à vivre.

Il se tut brusquement et regarda Bolitho bien en face :

— Etes-vous malade, commandant ?

Il lui prit le bras et ajouta :

— Comme vous avez pâli, brusquement !

Bolitho libéra sa manche, maudissant en lui-même la prévenance de son interlocuteur et sa propre imprévoyance : voilà que ses fièvres anciennes revenaient le tourmenter ; il sentait le pont osciller sous ses pieds comme si le transport avait été au cœur d’une tempête et non dans un port abrité.

— Je vais retourner à mon bord, capitaine, répondit-il brusquement. Ce n’est rien…

Il regarda autour de lui, cherchant Allday ; il craignit soudain de s’effondrer sur place, devant ce capitaine et ses hommes.

La crise était plus grave que d’habitude ; il n’en avait pas eu d’aussi sévère depuis qu’il avait quitté le Kent et s’était embarqué pour Gibraltar. Les idées tourbillonnaient dans sa cervelle et sa vision elle-même était brouillée : le capitaine de l’Erebus ondulait sous ses yeux comme sous l’effet d’un mirage de chaleur.

Mais le fidèle Allday était là. Bolitho sentit sur son bras la poigne douce mais ferme de son patron d’embarcation et se laissa guider jusqu’à la coupée : il traînait ses semelles sur les bordés de pont comme un aveugle.

Le capitaine de l’Erebus l’interrogea :

— Et l’officier du sloop, commandant ? Dois-je vous l’envoyer ?

Sa question n’était qu’une façon de dissimuler sa gêne, sachant bien que s’il essayait d’aider Bolitho, il ne ferait qu’ajouter à sa confusion.

Bolitho tenta de répondre, mais il était agité de frissons si violents qu’il ne put prononcer un mot. Il entendit gronder Allday :

— Les yeux au plancher, vous autres [5] !

Il imagina tous les regards braqués sur lui et l’équipage de la yole se moquant de lui.

Allday releva la tête vers le capitaine de l’Erebus et se chargea de lui répondre, d’un ton bourru :

— Envoyez-le, capitaine. Il sera des plus utiles…

L’officier hocha la tête, sans même s’apercevoir que c’était un simple patron d’embarcation qui lui donnait des ordres.

— Ramène-moi à bord, Allday ! supplia faiblement Bolitho. Pour l’amour du ciel, fais vite !

Allday resserra le caban autour des épaules du commandant et le cala contre son bras : sans ce soutien, il savait que le capitaine de vaisseau risquait de rouler sur les planchers comme un cadavre. Ce n’était pas la première crise de Bolitho : Allday en ressentait un profond sentiment de compassion, de tendresse même. Mais il était furieux aussi : furieux contre cet amiral qui avait tant fait attendre Bolitho alors qu’il fallait être aveugle pour ne pas voir que la bataille avait épuisé toutes ses réserves d’énergie.

— Débordez ! aboya-t-il. Suivez le chef de nage !

Les hommes s’activaient en cadence sur les avirons, et le patron d’embarcation ajouta froidement :

— Rondement, les gars ! Je veux voir consentir les manches !

Il baissa les yeux sur le visage ravagé de Bolitho et ajouta par-devers lui : « C’est bien le moins que vous puissiez faire pour lui ! »

 

Avec une infinie lenteur, Bolitho entrouvrit les paupières et observa pendant une minute entière les barrots au-dessus de sa bannette. Il lui sembla que le bourdonnement sourd qui vrombissait sans cesse à ses oreilles s’était estompé ; soudain, il prit conscience des bruits du bord, à nouveau il percevait le gargouillis régulier de l’eau contre la carène et l’écho des voix dehors.

Presque timidement, il tenta de bouger ses bras et ses jambes mais il était immobilisé par une pile de couvertures ; il s’efforça de rassembler ses pensées pour y mettre un peu d’ordre. Il se souvenait d’avoir quitté l’Erebus à bord de sa yole, désespérant de jamais pouvoir atteindre le havre de sécurité de sa cabine. Le trajet jusqu’à l’Hyperion lui avait semblé durer une éternité : il lui avait fallu combattre de toutes ses forces pour se maintenir assis bien droit dans la légère embarcation dont le fond cognait durement à chaque mouvement de vague ; il revoyait les nageurs ruisselants de sueur et le bras d’Allday autour de ses épaules.

Ensuite, comment était-il monté à son bord ? Le souvenir s’en perdait dans une confusion de silhouettes vacillantes, dans une cacophonie de phrases incohérentes. Tandis que la fièvre faisait rage, comme dans un cauchemar obsédant, il avait aperçu de temps à autre un visage penché sur lui, des mains qui le soutenaient ou le déplaçaient et sur lesquelles il n’avait nulle maîtrise. Des rêves, nombreux, étaient venus l’assaillir, et il s’était réveillé fréquemment en sursaut tout tremblant, pris de violentes nausées ; sa gorge était si sèche et sa langue si enflée qu’il avait craint de périr étouffé.

Tantôt le sommeil le terrassait, tantôt affleurait un état hybride de veille hallucinée ; mais un étrange triangle blanc, qui ne ressemblait à rien de connu, revenait inlassablement à ses côtés. On eût dit une petite voile qui s’en allait puis revenait ; elle ne s’approchait jamais assez pour pouvoir être identifiée mais, au milieu des cavalcades échevelées de son esprit, il y trouvait comme un réconfort magique.

Il tourna lentement la tête : son oreiller était trempé de sueur, ses draps étaient moites et froids. Gimlett était assis près de sa bannette et l’observait avec attention ; le dos rond, il se balançait d’avant en arrière comme un pendule humain.

— Depuis combien de temps suis-je là ? demanda Bolitho.

Il avait du mal à reconnaître sa propre voix.

Gimlett tendit le bras et rectifia la position de l’oreiller pour que Bolitho fût plus à l’aise :

— Trois jours, commandant.

Il poussa un petit cri d’alarme en le voyant tenter de rabattre les couvertures.

— Trois jours !

Bolitho, incrédule, portait ses regards à l’entour de la petite cabine :

— Au nom du ciel, aide-moi à me lever !

Allday surgit devant lui : il affichait un triste sourire de satisfaction :

— Doucement, commandant ! Vous avez eu une mauvaise passe !

Puis il se pencha et borda les couvertures plus serré encore.

Bolitho sentit son regard se brouiller sous l’effet de la colère et de l’impuissance :

— Que le diable t’emporte, Allday ! Aide-moi à me lever ! C’est un ordre, tu entends ?

Mais Allday se contenta de le regarder avec un calme olympien :

— Je regrette, commandant, mais le chirurgien a dit que vous deviez garder le lit jusqu’à ce qu’il…

Soudain, Bolitho eut un choc : il comprit que sa bannette oscillait régulièrement, ce n’était pas l’effet d’une illusion. Gimlett et Allday se balançaient réellement sous ses yeux. Il tourna la tête de côté et vit le rayon de soleil courir sur la cloison au rythme lent de la houle.

— Ventre-saint-gris ! murmura-t-il, la gorge serrée. Mais nous sommes dans un mouillage forain…

Il surprit le regard rapide échangé par Allday et Gimlett, et ajouta, consterné :

— Comment Rooke s’est-il débrouillé pour sortir du port ?

Allday s’avança d’un pas, si près que Bolitho remarqua ses yeux cernés :

— Tout va bien, commandant, croyez-moi !

Il fit un geste par le hublot ouvert :

— Nous sommes mouillés à l’est de Cozar, sous le fort maure. Nous avons appareillé ce matin, commandant, tout doux, tout doux : doux comme un ventre de pucelle !

Voilà qui ne rassurait guère Bolitho. Depuis trois jours, il était cloué sur cette bannette, incapable de faire un geste alors que la flotte d’invasion se disposait à appareiller. Du navire amiral, les signaux devaient pleuvoir à l’intention de tous les commandants présents dans le port ; quant aux conclusions de Pomfret, mieux valait ne pas y penser.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.

— On vient de piquer les trois coups du premier quart, commandant.

Allday s’assit sur un tabouret et étendit ses jambes :

— Toute l’escadre lève l’ancre demain matin.

— Y a-t-il des dépêches pour moi ? demanda Bolitho.

Il était sur le qui-vive, ne sachant à quoi s’attendre. La réponse d’Allday le fit tomber des nues :

— On s’est occupé de tout, commandant.

A présent que Bolitho reprenait force et vie, le patron d’embarcation semblait presque guilleret :

— L’amiral nous a transmis ses ordres mais personne, hors notre bord, n’a eu vent de votre maladie, je puis vous l’assurer !

Bolitho ferma les yeux. Il croyait sans peine qu’Allday et Gimlett avaient bien pris soin de lui ; leurs traits tirés, leur joie de le voir en bonne voie de guérison en disaient long sur leur dévouement. Mais pour garder cette maudite fièvre secrète au sein de l’escadre rassemblée, il fallait bien plus que les efforts conjugués d’un patron d’embarcation et d’un garçon de cabine aux dents de lapin. Les larmes aux yeux, il comprit que tout l’équipage s’était joint à la conspiration.

— Vous n’avez rien à craindre, commandant, insista doucement Allday. Il faut vous rétablir complètement afin de nous éviter des ennuis à tous.

Il appuya sa phrase d’un sourire rassurant :

— Toute cette routine du mouillage, c’est bon pour former les aspirants.

Il vit Bolitho ouvrir les yeux et ajouta :

— C’est l’officier que nous a envoyé le Snipe qui a pris les choses en main ; tout ce temps-là, c’est lui qui a servi de second par intérim. Avec l’accord du navire amiral, commandant. Sa nomination n’attend que votre confirmation, ajouta-t-il en s’efforçant de ne pas sourire.

Bolitho laissa son corps sans défense s’abandonner. Voilà qui expliquait tout. Rooke n’aurait jamais pu se débrouiller seul.

— Ce doit être un bon officier, observa-t-il d’une voix faible.

— Oh, pour ça…

Allday avait bien failli s’esclaffer ; Bolitho les dévisagea l’un et l’autre avec une exaspération croissante :

— Et alors ? Qu’est-ce que vous avez à vous payer ma tête, tous les deux ?

Son effort pour hausser le ton lui fit retomber la tête sur l’oreiller ; il n’eut pas un geste de résistance quand Gimlett lui essuya le front avec un linge humide.

On entendait des pas derrière la cloison et Allday ajouta calmement :

— Ce doit être lui, commandant !

Sans attendre la réponse de Bolitho, il se leva et ouvrit la porte.

L’Hyperion évita légèrement sur son câble d’ancre, ce qui plongea la petite cabine dans une ombre profonde. Mais Bolitho allongea le cou pour observer la silhouette dans l’encadrement de la porte ; l’espace de quelques secondes, il crut que ses hallucinations et la fièvre le reprenaient : le triangle blanc était là. Il cligna des paupières, s’efforça d’accommoder plus distinctement, mais ce n’était pas le fruit de son imagination, ni le résultat d’un cauchemar : le lieutenant qui se tenait devant lui avait un bras en écharpe, maintenu par un linge blanc qui avait bien la forme d’une petite voile. Mais le vaisseau évita lentement dans l’autre sens et un rayon de soleil revint éclairer le nouveau venu en plein visage. Du coup, Bolitho oublia sa fièvre et ses appréhensions ; il resta bouche bée, incapable de trouver ses mots ; l’homme qui lui faisait face était étreint par la même émotion.

Il réussit enfin à articuler :

— Pour l’amour du ciel, dites-moi que ce n’est pas un rêve !

Allday laissa éclater un rire d’excitation :

— C’est lui, commandant ! Le lieutenant Thomas Herrick, en chair et en os !

Péniblement, Bolitho retira sa main de dessous ses draps et étreignit celle de Herrick par-dessus la planche antiroulis qui défendait sa bannette :

— Quelle joie de vous revoir !

Il sentit dans sa paume la pression de la main de son fidèle second, ferme, solide, la même poigne dont il se souvenait.

Herrick le regardait gravement :

— Et moi, commandant, je ne puis vous dire ce que je ressens.

Il secoua la tête :

— Vous étiez dans de mauvais draps, mais tout va aller pour le mieux bientôt.

Bolitho ne parvenait pas à lui lâcher la main :

— Oui, Thomas, tout va s’arranger maintenant !

Quel choc ! Quelle émotion ! Bolitho en était tout chaviré ; il balbutia :

— Alors, où étiez-vous tout ce temps ? Que faisiez-vous ?

— Je pense, intervint Allday, que vous devriez vous reposer un moment, commandant. Plus tard, je pourrais…

— Silence, sapristi ! Sinon, le fouet !

Mais Herrick était du même avis :

— Il a raison, commandant. Reposez-vous, et je vais tout vous raconter, même s’il n’y a pas grand-chose à dire.

Bolitho se détendit et ferma les yeux tandis que Herrick entreprenait son récit du ton égal qu’il lui connaissait si bien. Oui, il reconnaissait aisément le lieutenant obstiné et idéaliste qui l’avait secondé à bord de la Phalarope, aux Antilles, et ensuite à bord du Tempest, dans les étendues sauvages des grandes mers du Sud. C’était par-dessus tout un ami loyal, en qui il pouvait mettre toute sa confiance.

Herrick n’avait guère changé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Peut-être s’était-il un peu empâté, et puis il y avait ces quelques fils d’argent dans ses cheveux. Mais son visage avait toujours la même rondeur rassurante et ses yeux, qui se penchaient sur lui, étaient toujours aussi bleus et brillants que lors de leur première rencontre.

— Quand le Tempest fut désarmé en 91, commença doucement Herrick, j’étais bien décidé à vous attendre, jusqu’à ce que vous obteniez un nouveau commandement. Je pense que vous étiez au courant de cela.

Il eut un soupir :

— Mais quand je suis retourné chez moi à Rochester, mon père était mort ; les miens avaient à peine de quoi survivre. Mon père n’était qu’un modeste employé, il n’était même pas propriétaire de la maison dans laquelle nous avons grandi. Et j’étais en demi-solde, il a donc fallu que je me contente de la première proposition que l’on m’a faite. J’ai repris du service sur un navire de la Compagnie des Indes orientales ; je m’étais pourtant juré de ne jamais en arriver là, mais c’était alors une chance : plus de la moitié des marins de la Navy battaient la semelle sur les quais… J’ai pensé que peut-être, à mon retour en Angleterre, vous seriez rétabli ; mais quand je suis revenu, c’était de nouveau la guerre.

— Je vous ai cherché, Thomas, répondit lentement Bolitho.

Il n’ouvrit pas les yeux, mais sentait toute la tension de Herrick à ses côtés :

— Vraiment, commandant ?

— Je suis allé à Rochester. J’ai rencontré votre mère et votre sœur, que vous avez soutenues durant toutes ces aimées. Je n’avais jamais su qu’elle était infirme.

Herrick n’en revenait pas :

— Elle ne m’a jamais dit que vous étiez passé !

— Je lui avais demandé de n’en rien dire. Vous étiez en mer, je vous connaissais assez pour savoir que vous auriez renoncé à cette sécurité si vous appreniez que j’avais un embarquement à vous offrir. Et ce n’était pas le cas à l’époque.

Herrick eut un nouveau soupir :

— Ce fut une époque difficile, commandant. Mais on m’a offert une bannette à bord du Snipe et nous avons escorté le convoi de bagnards depuis Torbay. A Gibraltar, nous avons reçu de nouveaux ordres, et vous connaissez la suite.

Bolitho ouvrit les yeux et observa attentivement le visage de Herrick :

— Mais, votre commandant, Tudor, a embarqué à Gibraltar ; il savait que j’avais besoin d’un second expérimenté, il a dû vous en faire part.

Herrick détourna le regard :

— Oui. Mais je vous avais abandonné quand le Tempest a été désarmé. Je n’allais pas profiter d’une vieille amitié pour obtenir de nouvelles faveurs.

— Vous n’avez vraiment pas changé, Thomas ! observa Bolitho avec un sourire triste. Toujours aussi intraitable ! La perte du Snipe, poursuivit-il, a été un rude coup pour vous. Avec l’extension de la guerre, vous auriez obtenu un commandement en quelques semaines. Puis vos galons de capitaine de corvette, que vous méritez largement.

Herrick prit un air gêné, et le commandant continua :

— Quand Saint-Clar tombera, ils auront besoin d’un lieutenant bien amariné pour prendre le commandement du Fairfax, s’il est toujours là !

Il essaya de se redresser sur les coudes, mais Herrick l’obligea à se rallonger :

— Il faut absolument aller voir sir Edmund, Thomas ! Si vous restez à mon bord, vous n’avez pas la moindre chance d’obtenir ce commandement.

Herrick se leva ; il tripotait la dragonne de son épée :

— Je vous ai déjà faussé compagnie une fois, commandant : c’était une erreur. Je préférerais rester à vos côtés, si vous voulez bien de moi.

Il vit Bolitho se tourner vers la cloison, et ajouta fermement :

— C’est là mon choix, commandant.

Bolitho se retourna vers lui et l’étudia du regard, ne sachant que dire. Puis Herrick eut un sourire ; dans le clair-obscur de la cabine, cela lui donnait un air enfantin :

— De plus, je sais que j’aurai davantage de chances de toucher des parts de prise si je reste avec vous, commandant. Et n’oubliez pas que j’étais officier en quatrième de Pomfret quand il commandait la Phalarope. S’il a quelques faveurs à accorder, je crois qu’il ne m’oubliera pas.

— Riez, riez, Thomas ! rétorqua doucement Bolitho. Mais je crois que vous faites erreur.

Il tendit le bras et lui saisit de nouveau la main :

— Mais, par le ciel, quel bonheur de vous avoir avec moi !

Tandis que Herrick se retirait, Gimlett intervint :

— Je crois que vous devriez prendre un peu de soupe, commandant.

— Débarrasse-moi de ça ! riposta énergiquement Bolitho. Je me lève, ne serait-ce que pour échapper à tes sales pattes !

Allday adressa un clin d’œil en coulisse au garçon de cabine et lui souffla :

— Je crois que, cette fois, le commandant se sent mieux !

Le lendemain, le lever du soleil fut magnifique ; Bolitho sortit sur la dunette, l’air marin sur son visage valait toutes les potions. Le vent avait fraîchi pendant la nuit ; le commandant de l’Hyperion leva les yeux sur le guidon en tête de mât : il ondulait amplement.

Herrick le regarda s’avancer jusqu’à la rambarde de dunette et le salua en portant la main à son bicorne :

— L’ancre est à long pic, commandant. Nous sommes prêts à faire servir.

Le ton était officiel mais, quand leurs regards se croisèrent, Bolitho y lut une connivence réconfortante :

— Fort bien, monsieur Herrick.

Il saisit une longue-vue et observa les autres vaisseaux mouillés à proximité ; c’était une petite escadre mais sa puissance de feu était redoutable ; aux yeux de Bolitho, qui avait connu l’indépendance que procure le commandement d’une frégate, elle avait l’importance d’une flotte. Les trois navires étaient mouillés à bonne distance les uns des autres, afin de ménager des cercles d’évitement raisonnables. La Princesa espagnole était moins pavoisée que précédemment : Bolitho se dit que Pomfret n’était peut-être pas étranger à cette sobriété nouvelle. Le Tenacious était mouillé le plus près de terre ; tandis que le capitaine de vaisseau l’observait, il vit une rangée de pavillons se déployer sous les vergues, et tout un remue-ménage sur le pont supérieur.

— Signal du navire amiral, commandant ! glapit l’aspirant Piper. Levez l’ancre !

Caswell, qui se trouvait du côté sous le vent de la dunette, lança d’un ton grondeur :

— Vous auriez dû voir ce signal plus tôt, monsieur Piper !

Bolitho eut du mal à dissimuler un sourire tandis que Piper, mortifié, bredouillait des excuses. Caswell n’était lieutenant par intérim que depuis quatre jours : il oubliait sans mal que, jusque-là, c’était lui qui était affecté au poste de Piper et essuyait toutes les rebuffades, justifiées ou non.

— Faites servir, je vous prie ! ordonna Bolitho. Tracez la route pour doubler le cap.

Herrick leva son porte-voix ; son ton et ses gestes étaient mesurés.

— A virer au cabestan ! A larguer les voiles d’avant !

Bolitho s’avança jusqu’aux filets de bastingage et observa l’appareillage du transport de troupes Welland et celui des deux vaisseaux avitailleurs qu’il avait escortés depuis Gibraltar ; leurs équipages s’activaient en bon ordre pour établir les voiles.

— Un signal du navire amiral, commandant ! lança Piper d’une voix retentissante. Activez à la manœuvre !

Herrick se tourna à demi, et hurla :

— A larguer les huniers !

Il s’abritait les yeux de la main pour suivre l’activité fébrile des gabiers dans le gréement. Une voile se gonfla brusquement, puis une autre, qui se mit à faseyer avec impatience dans le vent qui fraîchissait.

— L’ancre est dérapée, commandant !

C’était la voix de Rooke ; Bolitho se demanda comment le lieutenant prenait l’arrivée de son nouveau supérieur, Herrick.

Herrick lança un nouvel ordre sec :

— A brasseyer les basses vergues ! Vous, monsieur Tomlin, dépêchez ces fainéants à l’arrière. A border les bras d’artimon !

Bolitho frissonna : ce n’était pas la fièvre, mais le plaisir de l’action, d’une manœuvre enlevée qu’il éprouvait plus vivement que jamais. En outre, il n’avait aucune inquiétude à avoir du côté de Herrick. Après son service à bord d’un lourd navire de la Compagnie des Indes, au tirant d’eau monstrueux, avec un équipage de nationalités diverses et plus ou moins analphabète, les hommes de l’Hyperion, bien entraînés, devaient lui sembler de tout repos.

Les trois vaisseaux de ligne prenaient de la gîte, comme de lourds chevaliers en armure, et serraient le vent pour doubler l’extrémité orientale de l’île, qui s’éboulait à pic dans la mer. Le Tenacious était en tête, suivi de l’Hyperion et de la Princesa, distants d’un quart de nautique chacun : le spectacle était à la fois magnifique et impressionnant.

Les trois transports, dont les ponts étaient encombrés de soldats en uniforme rouge, louvoyaient de façon plus prudente sous le vent, tandis que, tout à l’avant et à l’arrière du convoi, les sloops Chanticleer et Alisma cornaient comme deux chiens de berger encadrant un précieux troupeau.

Le Harvester était resté au port, achevant d’être remis en état ; jusqu’à l’arrivée de nouveaux renforts, il serait seul pour garder l’île.

Pomfret disposait également d’une autre frégate, le Bat ; il l’avait dépêchée deux jours plus tôt afin de reconnaître la côte française et de l’avertir d’éventuelles difficultés de dernière minute.

— Un autre signal du vaisseau amiral, commandant ! hurla Piper qui commençait à s’enrouer. « Portez la toile du temps ! »

L’Hyperion enfourna dans une petite crête déferlante et Herrick bascula vers l’avant de ses pieds :

— A larguer les perroquets, là-haut ! Et vivement !

Il s’appuya sur la rambarde et désigna un matelot de son porte-voix :

— Hé, toi là-bas, avec ton joli couteau, remue-toi un peu, mon garçon, ou tu vas voir par où le bosco va t’attraper !

Le second de l’Hyperion eut un sourire, comme goûtant la satisfaction d’un bon mot.

— La flotte est en route au nord-quart-ouest, commandant ! déclama Gossett. Près et plein !

On établit de nouvelles voiles sous les vergues vibrantes, le pont en tremblait ; dans le gréement, les gabiers agiles qui se détachaient à contre-jour ne se souciaient guère des hauteurs vertigineuses auxquelles ils travaillaient, mais faisaient assaut de zèle pour répondre aux ordres qui fusaient de la dunette.

— Hé, Seton ! hoqueta Piper. Tu pourrais me donner un coup de main ? Je n’étale plus !

Bolitho, pris au dépourvu, se tourna, tandis que l’aspirant Seton courait vers les drisses de pavillon pour aider son ami. Puis le commandant de l’Hyperion leva sa lorgnette et la braqua sur l’île, dont l’ombre brune disparaissait rapidement derrière un banc de brume matinale. Il eut le temps d’apercevoir le petit fort maure et, à son pied, au milieu des éboulis de pierres, une foule de silhouettes muettes qui les observaient : c’étaient les bagnards qui travaillaient déjà à consolider les fortifications endommagées. Ils regardaient partir les navires qui les avaient amenés, se demandant sans doute s’ils reverraient un jour l’Angleterre et même s’ils quitteraient jamais ce caillou maudit.

Mais Bolitho avait l’esprit ailleurs ; la simple mention du nom du frère de la demoiselle l’avait replongé dans les affres de l’incertitude, cette souffrance que les fièvres n’avaient masquée que provisoirement.

Puis il se rendit compte que Herrick l’observait, sous l’ombre de son bicorne. Il essaya de chasser de ses pensées le tendre souvenir de la jeune fille ; au moins, songea-t-il, il avait Herrick à ses côtés.

C’était là certes une consolation, mais il ne put s’empêcher de braquer de nouveau sa longue-vue sur Cozar ; il observait encore l’île quand le vaisseau amiral envoya un nouveau signal : les navires de conserve virèrent de bord, en direction de la France.

 

En ligne de bataille
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